Les démocrates ont souvent pour vertu et faiblesse d’être naïfs. Ils se font des illusions sur ce que l’on appelle communément la « démocratie », particulièrement celle prétendue de la Ve « République » atteinte de diverses pathologies lourdes.
Chaque militant politique, syndical ou associatif devrait savoir qu’il n’est qu’en liberté surveillée : les intérêts supérieurs de l’État exigeraient que le gouvernement soit informé au quotidien de leurs agissements, surtout évidemment s’ils sont des opposants (subversifs, par nature) aux détenteurs du pouvoir (par exemple, aujourd’hui à ceux qui représentent, en raison des résultats électoraux récents, environ 11 % des électeurs inscrits). Les services du ministère de l’Intérieur et de la Défense veillent, et cela depuis Napoléon III jusqu’à nos jours. Sous Napoléon le Petit, l’objectif était pour « les renseignements généraux » de « surveiller les villes à population turbulente », plus précisément les « centres ouvriers ou fréquentés par des colonies d’étrangers ». Rien de neuf depuis cent cinquante ans !
Nul n’a jugé bon de se « priver » de cette surveillance, pas même les socialistes de 1981 à l’égard de leurs alliés communistes, comme le note Yves Bertrand, ancien directeur des renseignements généraux.
Dans Je ne sais rien, mais je dirai (presque) tout (Plon 2007, page 198), Yves Bertrand écrit : « L’Élysée et la direction du Parti socialiste connaissaient les directions du Parti communiste, leurs prises de position internationales sur les grandes questions nationales et internationales, mais aussi, ce qui n’était pas mince, les réactions des fédérations à ces instructions. » Entre amis…
On peut s’interroger sur la compatibilité entre les principes démocratiques et l’existence de services contrôlant des individus dont l’action est publique et des organisations légales, c’est à- dire assurant la transparence de la société civile alors que l’opacité des pouvoirs demeure. En attendant une éventuelle VIe République réalisant des avancées vers cette démocratie « à-venir », il est intéressant de solliciter la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pour obtenir, dans sa préfecture, son propre dossier, afin de savoir ce que le ministère de l’Intérieur, par le relais de ses 4 000 agents affectés à cette tâche, a collecté sur soi-même.
En vertu d’une loi du 6 janvier 1978, modifiée en août 2004, chaque citoyen a droit à l’accès à son dossier (expurgé)…. du moins s’il a la patience d’attendre (pour ma part, environ un an et demi), ce qui est surprenant étant donné les technologies contemporaines !
Face à deux représentants (muets) de l’ordre policier et préfectoral, il est enfin possible de consulter les fiches vous concernant.
On découvre tout d’abord sa propre personnalité telle que l’ont construite (approximativement) les fiches de police successives.
Ces fiches montrent que l’on s’est interrogé sur mon engagement communiste, étant « issu d’une famille très aisée » : pour les RG, qui ont sans doute mal digéré la pensée de Marx, c’était là une anomalie de classe ! Malgré les convenances, j’appartiens à la catégorie des « propagandistes acharnés » (sic). Tout en étant « très libéral dans le milieu universitaire », le surveillé que j’étais était au plan idéologique « extrêmement rigide » (resic) ! À l’occasion du 26e congrès, j’aurais été « réformateur » mais « non démissionnaire » !
Les RG relèvent d’ailleurs que ma propre fédération (selon quelles sources ?) ne savait plus à quoi s’en tenir : « L’appareil du Parti n’appréciait ni mon style décontracté ( ?) ni mon origine bourgeoise… » Au-delà de quelques banalités dans le recensement (très lacunaire) de mes livres, de certains articles de presse et de quelques conférences ici ou là, la surprise vient de ce que j’apprends sur certains de mes collègues universitaires qui, visiblement, avaient des contacts avec les RG au nom, sans doute, de la lutte patriotique contre la subversion académique, particulièrement durant la période où j’étais doyen !
Il faut dire que je cumulais tous les éléments d’un environnement hostile : une faculté de droit (où ne règne pas souvent un climat progressiste), Nice (administrée par ce grand honnête homme qu’était Jacques Médecin), une ministre A. Saunier-Séité (qui ne faisait pas dans la dentelle vis-à-vis de ceux qui la contestaient). Cela faisait beaucoup à la fois. Quelques chers collègues sont ainsi allés de leur délation puisque mon dossier indique combien les « modérés » ne supportaient pas mon décanat.
Enfin, et cela va de soi, les fiches sont nombreuses révélant que j’étais une menace (ou presque) pour la sûreté extérieure de l’État, en raison de mes actions totalement publiques et parfaitement légales en faveur de la « cause tiers-mondiste » (qui n’est apparemment pas bien en cour), et en particulier en faveur de la Libye (durant l’embargo pourtant illicite), de la Corée du Nord (victime d’un boycott d’un demi-siècle) et de la Palestine (pour laquelle il est indiqué que je m’y « investissais totalement »).
Le tout accompagné de nombreux voyages (universitaires) dans les pays du « socialisme réel », y compris en RDA (avec l’appui de l’association d’amitié France-RDA) et de l’université de Iéna, où Marx a soutenu sa thèse de doctorat ! Bref, voilà, pour ces messieurs des RG, de la graine d’ « agent d’influence » où je ne m’y connais pas !
Heureusement, pour moi et pour l’intérêt national, tout « va mieux ». J’ai pris ma retraite (mon dossier s’arrête à 2007) ; la Libye est partiellement rentrée dans le rang ; la RDA a disparu ; la Corée du Nord est isolée et le mouvement palestinien est très affaibli.
J’imagine, avec horreur, les fiches concernant ces personnages (si nombreux sur la Côte d’Azur) qui blanchissent de l’argent pour diverses causes, qui trafiquent les marchés publics, financent des mercenaires, des trahisons et des divisions (dans les syndicats et ailleurs….). En comparaison, mon petit dossier doit paraître bien modeste… au point, d’ailleurs, qu’un commissaire des renseignements généraux n’a pas hésité à faire sur le tard une thèse de doctorat sous ma direction !
En bref, le système politique considère ses citoyens comme des suspects en puissance dès lors qu’ils participent à la vie publique et ses opposants comme des éléments subversifs, alors qu’il fait preuve de « modération » vis-à-vis des scandales financiers et des non moins scandaleuses pratiques d’un certain patronat.
Ce système se refuse (à la différence du « modèle » américain si souvent présenté comme une référence) à placer le renseignement – qui pourrait être assuré par des services « civils » – sous le contrôle parlementaire, ce qui devrait aller de soi dans une démocratie soi-disant représentative : pour le pouvoir présidentiel, le renseignement est avant tout un outil parmi d’autres de gestion des crises. Que ne concentre-t-il pas ses efforts sur « l’intelligence économique », c’est-à-dire sur le dévoilement de toutes les concurrences déloyales qui fleurissent dans le cadre de la mondialisation à l’encontre de l’économie nationale !
Signé: Robert Charvin, professeur émérite de l’université de Nice, doyen honoraire de la faculté de droit.